Dans son bureau du Northern Star1, à la proue de sa machine à encrer, il sent les murs s’assombrir peu à peu. Il écoute la vie au rythme des battements des barres à caractères battant le papier. Le bruit révélant le rythme des mots le plonge dans une demi attention. Peu à peu les lettres s’encrent de noir-lumière… peu à peu les ombres deviennent l’Ombre… peu à peu les vibrations du dehors se distendent, de plus en lus graves et distantes, tel le battement d’un cœur vieillissant… s’apaisant dans les lambeaux de cire molle qui s’étalent, obscènes, sur cette table de dissection rachetée à prix d’âme à l’homme solaire2 au rayon alchimique ayant réconcilié le jour et la nuit en un même portrait de famille solarisée.
C’est ainsi qu’il perçoit les mots… c’est ainsi aussi que le Voyageur descend de son étoile noire et apparaît. Son corps diaphane se détache de l’ombre au spectre résiduel… aujourd’hui c’est de la bibliothèque qu’il apparaît. Visiblement il existe aussi des portes dans l’épaisseur du papier, entre les pairs et un-perd, voile de soi déréalisé où l’un se cache et se délite tandis que l’autre se tisse et dévoile… équilibre… ô capitaine au frêle esquif titubant, vers quel ailleurs tes étoiles te mènent-elles?
L’immanence nue de l’Inconnu se révèle peu à peu plus dense… l’ombre devient comme matière noire… puis mélasse organique comme celle qu’il a pu rencontrer parfois dans les charniers de restes informes en décomposition. L’organique s’assemble, se rassemble, se réunit jusqu’à ce que son corps se forme…
C’est étrange… pourquoi parler de corps alors que cette forme étrange n’a pour l’instant rien d’humain… un corpus de gluons tout au plus… mais ses yeux se brouillent, il ne perçoit plus que la buée de la bouilloire en train de siffler… les gouttes d’eau referment la fenêtre…
Ça y est!
Imperceptiblement il a franchi le seuil de l’Antremonde. Son esquif-bureau est devenu corbeau… il devient un gluon du Voyageur. C’est ainsi, pour voyager dans toute tessiture qui se dévoile il faut un nautonier avec son passager du vent, avec la barque, les trois forment un tout.
Assis sur une branche de son vaisseau-étoile au noir le plus absolu il lui laisse le temps d’accueillir ses murmures, de dessiner ses moutons3. Pour accéder à l’Antremonde de la Surréalité il faut traverser le pédiluve de la Raison résonnante et tonitruante et s’en décontaminer. Ici il n’y a pas de combat intellectuel entre immanence et transcendance puisqu’ici les deux ne sont qu’une et une seule Lumière révélée par celui qui la reçoit. Ici nulle digression autour du coq, de la poule et de l’œuf puisqu’ils ne font qu’un. Ici tout change de nom en fonction du Temps depuis lequel ont le perçoit grâce à nos sens.
Le Nautonier et son voyageur sont assis sur le bord de la machine à ancrer qu’un autre reflet de lui-même actionne pour graver les caractères sur le papier avec cette fine couche d’encre arrachée au ruban de la vie4. L’encre et l’ancre se mêlent, les mots perdent leurs sens communs… Par quelle opération alchimique, ou même magique, se chargent-ils de sens nouveaux? Sont-il symboles, Art ou simple expression d’un indicible que chacun s’emploie à tenter de comprendre? Ces mots sont-il de simples feuilles d’arbres révélant juste la tessiture du vent qui les agite? Et si ils ne sont que simples feuilles d’arbre, que va t’il advenir lorsque l’hiver venu, et les feuilles tombées, la subtilité du vent ne pourra plus être révélée?
La “Surréalité” est-elle miscible dans l’Antremonde de l’Art Royal? Est-il ici seulement question d’âme? La chair quitte les eaux comme la cire lâche la flamme… la gangue de l’ombre parapluie s’éprend de “l’art-éole” d’un saint au cœur machine à coudre… humanoïde patchwork aux lambeaux rapiécés par la déraison scientiste d’un docteur qui voulut être Dieu5… Lucifer déchu poursuivit par son étoile à l’aurore de son destin… Pour être recyclé tout doit être désuni aussi les Parques rembobinent leur fil et les marionnettes se défont… la vie se détisse libérant l’oubli lorsque la soie s’effiloche. Lorsque la navette du destin se libère de sa chaîne il ne reste que la trame de l’histoire.
(*photo masques)
La machine est l’écrin funeste de l’ivresse des mots tant reprochée. Mais que reste-t-il sinon la tentative de transcription d’un souffle poétique du Golem que la raison résonnante ne cesse de vouloir désagréger? Il ne comprend pas, il ne comprend plus… d’ailleurs il ne veut plus tenter de saisir l’insaisissable ou même essayer de comprendre ce qui ne peut qu’être vécu et dont il ne reste que le souvenir des vagues mourant sur la plage, au réveil d’un minuit passé… nuit de masques au cœur des terres marines aux couleurs exsangues… transcription n’est pas transmission c’est ainsi.
Est-ce que la Raison permet de mieux se souvenir? Est-ce que c’est le vertige du vide qui pousse à la mémorisation compulsive des dates et des faits? Est-ce que le “né-en” naît de la fécondation du Néant? Est-ce que la quête de la raison originelle permet d’expliquer ce voyage aux confins d’un centre espéré universel? Est-ce que la Raison explique les “hasards objectifs” qui sont la rencontre des verticalités contraire du Sublime et du Beau hors du chant intellectuel d’un esthétisme mièvre vociférant pour masquer son dénuement le plus absolu… c’est le sens qui aiguise le regard en tranchant l’œil6.
Si l’initié travaille de Midi à Minuit, l’Artiste luit de Minuit à Midi, toujours en “mal d’aurore” car c’est là que se récolte, parmi les gouttes de l’eau salée de printemps, “les toiles du Mat tain”, au Nadir de la Raison, apogée de cette intuition que tant nomme déraison. Mais qui est l’alchimiste de cette voie royale? Qui œuvre? Qui parle? Qui écoute?
Assis dans l’herbe douce d’un printemps espéré fertile, l’Artiste regarde vers le “si-elle” et tant pis si il cache ses idées et ses émaux à l’inter-rieur des mots. L’Artiste de la Voie de l’Eau, tout comme l’Initié ignitié de la Voie du Feu ne peuvent être compris… leurs cris ne sont que murmures à peine perceptibles parmi les feuilles tombantes d’un arbre d’automne.
Assis dans l’herbe douce d’un printemps espéré victorieux l’Artiste et l’Ignitié attendent en princes du Doute la morsure adossés contre les anneaux du “serre-pans”. Nahash7 observe, écoute, il ne sait encore à qui il dispensera son venin, mortel à l’incomplet.
“De quel arbre as-tu goûté toi déjà,” persifle-t-il à celui qui l’attend.
“Pour toi ce sera plus tard!” suggère-t-il à celui qui chemine.
Au philosophe la ciguë8, à l’énigmatique savant la pomme cyanurée9, au poète l’absinthe, au funambule la marche nuptiale fatale au vertige de lui-même. Entre Nadir et Zénith tous ont en commun ce profond désir d’ascension des empereurs sur ce fil de Lumière reliant l’Étoile du Matin10, fée verte du Nadir à celle de la nuit au Zénith de l’axe cosmique. Tous ont en commun cette muse qui les fera trébucher et retomber, d’apogée en hypogée… Tous ont en commun leur solitude de l’esprit et l’appel du vide rédempteur.
Au cœur du cabinet de réflexion, au cœur de l’ombre grandissante, l’impétrant lègue sa part de lumière à la nuit dans un testament que l’on prétend philosophique… comme pour rassurer l’enfant en regardant si les fantômes sont sous son lit… comme si cela ne comptait pas “pour de vrai”… comme si après on pouvait revenir en arrière…
C’est cet holocauste de “ce que l’on croît être le meilleur de soi” qui permet de payer le nautonier en transmutant ‘l’amor-sur” de Nahash en “pas-sage” de “l’Eau-de-là”.
“L’amer t’hume” est le prix de “l’aqua-vit”… le prix de la fécondation du nouveau-né en essence porteur de l’étoile à la lueur d’absinthe. C’est la tête et les gants accrochés au mûr que la sphère de l’Inframonde subréel se découvre et délivre sa Lumière glauque11 à l’immanence transcendante… L’étoile du Nadir se dévoile, cœur vert palpitant… perle de nacre au secret sacré… serment sur le silence de la plus profonde pudeur aux heures pleines de la naissance du jour… appel du Coq errant répondant à l’appel de l’indicible.
Il est un royaume d’où il revient ce passager du vent qu’écoute religieusement le machiniste du Northern Star. Ce royaume d’où il revient est dans le tain d’un miroir qu’Alice12 et Narcisse13 ont traversé. Le passager voulait s’y établir mais… sauf à être une porte soi-même, on ne peut pas vivre dans l’huis14… Cependant ce passager “mots dits” raconta comment le voile propitiatoire de l’hymen de la reine du pôle fût déchiré par “l’Enfant du Matin” lorsqu’il prononça le “non-dit substitué”… il est des “idées-hautes” qui ne peuvent être fécondées si leur Lumière veut rester fertile… il est des courants de Création, des maelströms de Génération qui ne peuvent être emprisonnés dans les photophores pitoyables de la Raison raisonnante et parfois “trébuchiante”.
Ainsi seule l’Œuvre, lorsqu’elle se révèle, est le héraut de la Rencontre. L’Œuvre est la trace éphémère qui subsiste après sa Révélation, ce sont les volutes de l’onde dessinée dans le battement des ailes de la destinée, ce furieux hasard rencontrant son objectivité en embrasant la Raison résonnante d’un revers de Lumière comme on enflamme un testament philosophique pour payer son obole à Charon.
En cela, la Voie Initiatique de l’Art Royal n’est pas une sur-réalité. Elle est une sub-réalité dont il convient d’aller chercher la tension afin de révéler la sublime Lumière marquant la Porte reliant le Nadir au Zénith. Sans émotion l’art est coquille vide… sans eau le feu est un impensé… sans feu il ne peut y avoir d’ignition… sans ignition jamais l’initié ne brûlera révélant sa majuscule. Délier l’écheveau de l’échafaud c’est enlever le mors de l’âme.
A la première verte lueur de l’aube, le passager du Northern Star disparut dans le dernier battement mécanique. Dans le “feu” de la nuit il avait levé l’ancre sans que personne ne puisse savoir qui était le nautonier et qui était le passager. Peut-être que dans les vapeurs d’encre ils n’étaient qu’un.
- Lire “l’homme qui voulu être roi” de Rudyard Kipling ↩︎
- Découvrir l’œuvre de Man Ray ↩︎
- Lire ou relire le Petit Prince d’Antoine de St Exupéry ↩︎
- Lire l’Eternaute d’Alberto Breccia ↩︎
- Lire Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley ↩︎
- Voir le court métrage surréaliste “Un chien Andalou” de Luis Buñuel – 1929 – 21 minutes ↩︎
- Lire Apocalypse 22-16 et Livre d’Isaïe 14-12 à 14 ↩︎
- Socrate ↩︎
- Alan Turing ↩︎
- Lire Apocalypse 22-16 et Livre d’Isaïe 14-12 à 14 ↩︎
- Glauque : sens 1 : De couleur verte tirant sur le bleu – sens 2 : sordide, sinistre, lugubre ↩︎
- Lire “De l’autre côté du miroir” “Through the looking-glass, and what Alice found there” de Lewis Caroll – 1872 – Suite “D’Alice au pays des merveilles” 1865 ↩︎
- Voir aussi Le Testament de Narcisse par Stefan von Nemau ↩︎
- Voir le film Interstellar de Christopher Nolan – 2014 ↩︎